Dans cette seconde partie de l’entretien avec Eliane Viennot, nous continuons notre conversation autour de l’éviction des femmes des instances de pouvoir et leur effacement de l’Histoire de France. Après nous être intéressé·es à la loi Salique, on arrive à la période de la Renaissance, durant laquelle se sont intensifiées les campagnes de propagande contre les femmes, mais aussi les luttes féministes, qui étaient très fortes à cette époque déjà.
Au travers de la théorie de différenciation des genres, les philosophes des Lumières vont prendre le relais du clergé dans l’entreprise de réduction de l’influence des femmes. Nous allons nous intéresser aux arguments et stratégies qui ont été utilisés pour réduire au maximum notre capacité de faire, mais aussi les mécanismes qui expliquent l’adhésion de certaines femmes à cette propagande qui les limite pourtant dans leurs choix.

Résistances féministes et bouc émissaire
Avec la loi salique, la clergie va marquer la fin du pouvoir des reines. C’est un effacement progressif, qui mettra plus de 200 ans à s’imposer, notamment en raison de la résistance qu’y ont opposée de nombreuses femmes. L’une de ces premières marques de résistance est par exemple l'apparition de la reine aux échecs qui, à cette époque, se voit subitement donner tous les pouvoirs.
Mais les reines (et les grandes dames en général) résistent aussi plus frontalement en écrivant leurs mémoires. Elles s’organisent également dans les cours pour former un contre-pouvoir féministe et défendre le peu de pouvoir politique, puis intellectuel, qu’il leur reste.
Pour contrer ces résistances et prouver que les femmes sont bien incapables d’endosser toute responsabilité, la clergie se trouve des boucs émissaires. Les hommes qui ont réécrit l’histoire ne font pas disparaître toutes les reines, puisqu’il leur faut des exemples de leur incapacité, voire de leur dangerosité. On fait par exemple retomber sur les seules épaules de Catherine de Médicis, qui a été au pouvoir pendant plus de 30 ans, la responsabilité du massacre de la Saint Barthélémy.
Les femmes perdent donc progressivement la bataille politique et leur pouvoir à la cour royale régresse. Dès Louis XIV, la France n’a plus de reine puisqu’à la mort de son épouse, le Roi Soleil refuse de se remarier. Le pouvoir d’influence des maîtresses disparait lui aussi, ces dernières n’étant plus là que pour faire joli, ou tout au plus jouer les mécènes.
La différenciation des genres : ou comment la nature remplace la religion
Mais la machine à effacer les femmes ne s’arrête pas à la sphère politique. Il faut aussi les chasser de la culture et limiter leur influence grandissante dans les salons mixtes. La disparition des reines participe à cette dynamique puisque les femmes perdent le peu de lieux où elles pouvaient se former et n’ont plus de modèles sur lesquels s’appuyer.
Mais les philosophes des Lumières vont accélérer le mouvement en créant leur propre loi salique, version laïque : la théorie de la différenciation des genres. La supériorité de l’Homme sur la Femme ne repose désormais plus sur les lois divines, mais sur celles de la nature.
“Quand c'est la nature qui crée les choses, elle ne crée rien d'inférieur. Donc les femmes ne sont pas inférieures, elles sont juste différentes. Voilà le cadeau empoisonné”
Aux hommes la sphère publique, et aux femmes la sphère domestique. Ces dernières sont nommées gardiennes de la moralité de la société par de grands philosophes de l’époque comme Rousseau et Voltaire. Un discours différent de celui de l’église (même si le résultat est le même) qui séduit même certaines femmes. Elles y voient en effet un moyen de trouver enfin leur place, et de pouvoir même s’imposer dans des domaines délaissés par les hommes.
Reléguer les femmes à la sphère de l’intime
On peut désormais briller en société en s’occupant bien de sa maison ou de ses enfants, mais aussi en écrivant sur des sujets jugés féminins. Les hommes théorisent et philosophent tandis que les femmes sont jugées plus à l’aise dans le registre de l’intime, des correspondances et l’écriture de romans.
Pour installer cette différenciation et s’assurer que les femmes filent droit, le clergé et les lumières vont avoir recours à 4 stratégies :
Contester la paternité intellectuelle des femmes lorsqu’elles sortent du rang. C’est notamment la raison pour laquelle nombreuses d’entre elles prennent des faux noms masculins. C’est le cas notamment de Madeleine de Scudéry qui devient Georges de Scudéry ;
Les rabaisser lorsqu’elles s’attaquent à un genre masculin (et au contraire les encenser lorsqu’elles gardent leur place) ;
Refuser de les appeler par leur nom. Avec l’impression des premiers dictionnaires, on efface les noms féminins (autrice, poétesse et philosophesse) au profit des masculins.
Supprimer leur trace dans l’Histoire. Les reines sont déjà effacées des livres d'Histoire mais avec l’écriture d'histoires de la littératures, du théâtre ou de la poésie, on supprime aussi toutes mentions des femmes intellectuelles et artistes.
Résultat : chaque période s’imagine (et c’est le cas encore aujourd’hui) être une période de libération des femmes.
Consolider une superstructure du pouvoir qui échappe aux femmes
Au même moment où on efface les femmes des sphères politiques et culturelles (notamment dans les académies, où elles sont largement exclues), l’administration/clergie ne cesse, elle, de grandir. On nomme de plus en plus de fonctionnaires et donc d’hommes qui s’estiment seuls dépositaires du savoir et donc du pouvoir.
Les femmes lettrées de la bourgeoisie vont s’organiser dès le XVIᵉ siècle pour essayer de répondre à cette exclusion des lieux de décisions. Elles se replient d’abord dans les salons mixtes, où elles peuvent participer à des débats, rencontrer des artistes, etc.
“Un des premiers salons cafés, c'est le salon de Morel, au milieu du XVIᵉ siècle. Morel est un humaniste qui a eu trois filles. Il n'a pas eu de fils. Toutes les filles sont hellénistes, latinistes, etc. Morel et sa femme, qui est une femme très savante aussi, organisent le premier salon où il fait venir ses étudiants, notamment Ronsard, pour que ses filles rencontrent des garçons qui peuvent discuter avec elles de la littérature antique, de la dernière traduction de Lucien..”
Elles commencent également à accéder, bien que difficilement, à l’éducation à partir du 17e siècle, dans les instituts religieux, puis les établissements laïques. Pour contourner les résistances politiques à leur émancipation intellectuelle, les femmes font le gros dos et rassurent. Elles cachent les matières enseignées, prétendent se contenter de former de bonnes épouses, alors qu’elles participent à faire émerger de véritables savantes. On peut citer Emilie du Châtelet qui traduit Newton.
L’essor du capitalisme et du prolétariat féminin
Dans les classes sociales plus basses aussi, la résistance s’organise autour de l’accès au travail. Avec la théorie de la différenciation des genres, les femmes disparaissent de certaines professions, mais surtout des positions d’encadrement ou de directions. Il n’y a par exemple plus de femmes maîtresses à partir de la Renaissance, ce qui participe à les prolétariser.
Le capitalisme vient renforcer le travail de sape des philosophes, même si ces derniers auraient préféré que les femmes ne travaillent pas du tout. Les grands patrons, au contraire, jouent sur leur accès au marché du travail pour créer de la concurrence entre les sexes et ainsi pouvoir faire pression sur les salaires (puisque les femmes sont payées moins que les hommes).
“Quand le capitalisme commence à se développer vraiment au XIXᵉ siècle, etc, on voit d'autres logiques qui se mettent en place Dans certains métiers, il vaut mieux qu'il y ait des femmes qui soient concurrentes pour faire baisser les prix des hommes. Et dans d'autres, il vaut mieux qu'elles soient spécialisées dans certains travaux pour qu'on ne puisse pas comparer leurs salaires”.
La renaissance et le siècle des Lumières ne font donc que poursuivre l’entreprise d’exclusion et d’effacement des femmes débutée quelques siècles plus tôt par la clergie avec la loi salique. L’essor de la haute administration et du prolétariat créé par le capitalisme va également mener à la révolution française. Mais loin d’être un événement libérateur pour tous, cette dernière va au contraire détourner la notion d’égalité et continuer à priver les femmes de leurs droits, cette fois-ci dans le Code Civil.
L'interview est à écouter sur le podcast Le Pouvoir au Féminin HS | La France, les femmes, et le pouvoir avec Eliane Viennot – Lutte féministe et théorie de différenciation des genres
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