Pour cette semaine du 8 mars, je vous propose une série d’échanges avec Eliane Viennot, autrice de 4 ouvrages passionnants : La France, les femmes et le pouvoir.
Professeuse émérite de littérature de la Renaissance, Eliane a enseigné la langue et la littérature française dans les universités en France et aux USA. Elle a également été membre senior de l'Institut universitaire de France de 2003 à 2013 en plus d’être militante féministe depuis les années 1970.
Dans le premier épisode de cette série, nous nous penchons sur la loi salique, qui explique que la grandeur de la France est due au fait que les hommes ne se laissent pas gouverner par des femmes, Derrière cette loi, c’est toute une mécanique de délégitimation des reines (et plus largement des femmes qui se met en place) pour permettre à une haute administration exclusivement masculine de s’accaparer le pouvoir.
Mais de la même manière que les lois sur l’égalité au travail n’engendre pas naturellement une réalité terrain, nous verrons ici que la loi salique en tant que telle n’a pas suffit à écarter les femmes de la tête de l’Etat. Elle a dû en effet s’adosser sur toute une mythologie et un discours, infusé dans toutes les sphères de la société, sur l’incapacité des femmes à incarner et exercer le pouvoir.

Effacer les femmes du pouvoir
Lorsqu’on s’intéresse à l’histoire, difficile de ne pas être perplexe devant son enchaînement de rois : Louis, Henri, Charles et autres François. Et pourtant, en creusant un peu, on découvre des personnages féminins hauts en couleur et qui ont eu un énorme impact sur la France :les régentes biensûr, mais aussi les reines (Clotilde, Brunehilde, Blanche, Anne, Jeanne, Catherine, Marie et plein d'autres), sans oublier une myriade de poétesses et écrivaines.
Car c’est une chose de savoir que les femmes ont été effacées de l’histoire, mais s'en est une autre de réaliser que cet effacement a été savamment orchestré. Notre siècle n’est pas celui du renouveau pour les femmes de pouvoir, puisque nous avons toujours été présentes et actives aux plus hautes instances de décision.
Avec la loi salique, la France va néanmoins opérer un virage conscient, se décrétant comme une exception mondiale dont il faudrait s'enorgueillir : l’exclusion des femmes du pouvoir.
La loi salique est enregistrée comme Loi fondamentale et acte fondateur de la France le 28 juin 1593. Elle stipule que : “Depuis longtemps, comme de douze 100 ans, la majesté et grandeur de la couronne a été conservée en son entier, et les femmes perpétuellement exclues, même originaires de France et les plus proches par la parenté."
Son but : empêcher que la couronne ne tombe dans les mains des étrangers (via les mariages), mais aussi que la France ne doive se soumettre à la domination des femmes. Une domination qui se serait toujours révélée funeste pour le pays.
Ancrer la loi dans la réalité par les mythes
Mais les lois ne font pas la culture : ce sont les mythes qui l’ancrent dans notre réalité. Il suffit pour s’en convaincre de faire un saut dans le temps. Aujourd'hui, en droit, nous sommes toutes et tous égaux. Pourtant, les limites et les symboles misogynes perdurent dans la culture, et perpétuent les inégalités de faits.
Pour comprendre l’importance de la culture dans la légitimation et la mise en pratique des lois, il faut s’intéresser à leur raison d’être. La loi salique s’inscrit dans un contexte global d'ostracisation des femmes aux postes de pouvoir, non pas seulement politiques, mais aussi administratifs et symboliques.
Cette volonté prend forme notamment autour de la création des universités. En France, elles ont vocation à fournir à l’Etat des experts qui vont l’aider à se consolider. L’éviction des femmes est un moyen de limiter la concurrence à ces postes de pouvoir et donc de sécuriser la manne financière qu’ils représentent.
"En fait, à partir du moment où on crée des universités ou l'Université de Paris, puisque c'est vraiment la première, ça prend quelques décennies de mettre en place les rouages qui vont faire que seuls les hommes chrétiens vont pouvoir passer les diplômes et vont pouvoir ensuite intégrer ces grands lieux de pouvoir.”
Il faut néanmoins justifier ce monopole pour le sécuriser. Et c’est dans ce cadre qu’on crée des lois, mais aussi tout un discours délégitimant les femmes. On cesse par exemple d’utiliser certains mots dans leur déclinaisons féminines (comme “médecines” pour les femmes médecins) car elles ne peuvent désormais plus en décrocher de diplôme. A partir de la fin du Moyen-Âge, on retire également aux femmes le droit de porter plainte.
Loi Salique ou comment la haute administration prend le pouvoir
Mais revenons à notre loi salique. Désormais, les femmes n’ont plus accès aux trônes. Mais pour légitimer cette nouvelle règle du jeu politique, la clergie (à ne pas confondre avec le clergé) va tenter de faire passer cette éviction des femmes pour une longue tradition française. Or il n’en est rien puisqu’aucune règle de transmission du trône n’avait jamais été formalisée, précisément parce que le roi à tous les pouvoirs.
Suite à des coups d'État successifs qui vont déboucher sur la guerre de 100 ans, la clergie va dépoussiérer de vieux grimoires à la recherche d’une justification pour éliminer les femmes de la course au trône. Il trouve, péniblement, son bonheur dans un texte sur l’héritage des terres saliques (rien à voir avec la couronne, donc). Ce dernier encadre la donation de terres aux seuls hommes pour la simple raison qu’elle se fait en échange de leur service militaire.
La théorisation d’un précédent historique (qui est donc dans les faits un faux) permet ainsi de légitimer la prise de pouvoir des hommes sur les femmes. La tête de l’Etat sera toujours un roi, même si des filles sont plus légitimes pour gouverner.
Or pour Eliane, le vrai coup d’état n’est pas ici masculiniste, mais plutôt administratif. L’effacement des femmes est bien utile à la clergie qui élimine 50 % de la concurrence. Mais la loi salique permet surtout d’imposer sa volonté au roi. C’est un cadeau empoisonné que lui font les hauts fonctionnaires. Désormais, son rôle se limite à signer des décrets tandis que les experts s’arrogent le pouvoir de gérer l’Etat.
Réécrire une version misogyne de l’histoire de France
Une autre instance de pouvoir qui se vide de ses femmes est l’église chrétienne, précisément lorsqu’elle devient religion d’Etat.
“En fait, il y avait plein de femmes dans l'église. Parce que ce que l'Église chrétienne a beaucoup séduit les femmes, il faut dire, c'est la seule qui leur disait : il y a une vie pour vous sans le mariage hors du mariage. C'était très intéressant pour les femmes, la religion chrétienne. Donc ils ont chassé les femmes et ils ont produit quantité de textes misogynes depuis le IVᵉ siècle.“
Les hommes d’église reçoivent un enseignement misogyne (proche de celui des incels sur le net). Là encore, l’intérêt premier de cette culture masculiniste est de capter et garder le pouvoir, sans que personne ne puisse les challenger, ni le roi (et encore moins la reine), ni les femmes dans l'administration.
C’est aussi à cette époque (à la fin du 15e siècle) que l’on commence à réécrire l’histoire de France en effaçant le rôle que les femmes y ont tenu. Or cette nouvelle version de l’histoire est cette fois-ci diffusée en milliers d'exemplaires, grâce à l’imprimerie.
On installe la loi salique dans la culture populaire afin qu’elle sorte des cercles fermés de la clergie et de l'Etat pour atteindre toutes les chaumières (ce qui prendra près de 200 ans tout de même). Plus le mythe est connu, plus il est difficile de le contester. De fait, la loi salique n’est réellement remise en question que durant les périodes de troubles.
Fantaisie salique vs pragmatisme politique
Mais alors pourquoi la loi salique reste-t-elle au stade de symbole et n’est jamais entérinée par un texte de loi officiel ? Tout simplement parce que les politiques restent fondamentalement pragmatiques. Ils veulent pouvoir juger de l’option qui est la plus intéressante pour eux et ne pas être limités par un règlement trop strict.
“Les vrais politiques sont des pragmatiques. Aucun roi de France n'a voulu transformer ce mythe en loi d'héritage. Le premier qui a fait ça, c'est Louis XVI avec une baïonnette dans le dos. Parce que la première fois où ça passe dans un texte, cette idée que les femmes sont exclues et leur descendance à perpétuité de l'héritage du trône, c'est la première Constitution, c'est 1791, c'est la révolution qui a fait ça. Avant, aucun roi de France ne veut entériner cette fantaisie.”
Malgré son enregistrement comme loi fondamentale, la loi salique n’empêche pas les femmes de rester très influentes. Elles continuent de peser sur les décisions politiques, que ce soit en tant que soeurs, mères ou maîtresses de roi. Pour les exclure complètement du pouvoir (et rendre la loi salique crédible), il faut donc enteriner le fait qu’elle ne sont pas faites pour gouverner.
La clergie va alors créer différents mythes autour de l’inaptitude, voire de la dangerosité des femmes. C’est à cette époque que se construit l’archétype des femmes qui « se crêpent le chignon » via la réécriture de la guerre que se sont livrée les reines mérovingiennes Brunehaut et Frédégonde. Un cliché qui a encore la vie dure dans le monde du travail. On insiste aussi sur l’incompétence des régentes, en dénigrant notamment Louise de Lorraine. Elle est décrite comme une femme délicate, discrète, mélancolique, mais surtout fragile.
En parallèle se met en place une mécanique bien plus dévastatrice et concrète : la chasse aux sorcières. Dès le XVᵉ siècle, on se met à poursuivre toutes les femmes dont on pense qu'elles ont un pouvoir de nuisance.
“ Jean Bodin, par exemple, qui a été un des premiers à théoriser la loi salique au XVIᵉ siècle, dit on en France, on ne veut pas de femmes au pouvoir, non seulement autour du trône, mais dans les familles. Donc tout ça se décline. Il y a une espèce d'idéologie de la la lutte contre ce qu'il appelle la gynécocratie, c'est à dire le pouvoir des femmes.”
Ce qu’il faut garder en tête, c’est que la chasse aux sorcières n'est pas un fait médiéval, c'est un fait renaissant. C'est surtout le moment d'une grande transformation en Europe en général et notamment en France, de transfert de pouvoir. Les femmes ne sont pas les seules à le perdre puisque progressivement, l’âge moderne va également signer l’affaiblissement de la noblesse…
A suivre….
L'interview est à écouter sur le podcast Le Pouvoir au Féminin HS | La France, les femmes, et le pouvoir avec Eliane Viennot – Loi salique, première loi fondamentale de France
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