Lorsque l’on évoque le pouvoir, on peut souvent imaginer que le détenir, au moins de manière symbolique, nous protège (de celui des autres et de ses expressions les plus violentes). Et pourtant, être une femme de pouvoir, une femme qui a de l’influence dans son domaine (même masculin), n’élimine pas le risque d’être victime de violences.
Pour parler de cette dichotomie, qui peut être vécue comme une double peine pour les femmes, j’ai eu la chance d’échanger avec Clémence Guerrand. Pianiste concertiste depuis 2004, Clémence a toujours eu l’envie non avouée de devenir cheffe d'orchestre. Une ambition qu’elle n’a même jamais tenté de réaliser tant les modèles féminins dans ce métier n'existent pas puisque seuls 4 % des chefs d'orchestre en France sont des femmes.
Pour changer cela, elle a créé l'association Mawoma qui organise un concours mondial de maestra pour les rendre visibles et permettre aux prochaines générations de musiciennes de les rejoindre. Clémence est également Colonel réserviste au sein de la gendarmerie nationale et très engagée dans plusieurs associations qui luttent contre la violence faite aux femmes et aux enfants.
En 2022, elle a été nommée femme de culture parmi les 100 femmes les plus influentes dans ce domaine. Un parcours fait d’excellence qui permet d’aborder sous un autre angle la question de la visibilité des femmes, mais aussi de la violence professionnelle et domestique, loin des clichés victimaires que l’on trouve souvent attachés à ces questions.
Le pouvoir de s’interroger pour sortir de l’emprise
Pour Clémence, le véritable pouvoir se situe dans les connaissances, la culture. C’est le pouvoir de s’interroger, pour ne pas sombrer dans la perte de sens ni l’emprise. En effet, c’est lorsque l’on ne s’interroge plus sur rien que notre pouvoir d’évoluer et d’avancer (individuellement, mais aussi collectivement) s’éteint.
Cela suppose d’avoir des bases solides et de se restaurer plutôt que de se reconstruire (comme si l’on avait été détruite par les épreuves, ou jamais complètement construite).
“En tout cas, je n'aime pas l'idée de se reconstruire comme si on avait jamais été construit. Et c'est plutôt à ça que ça me fait penser. Alors que se restaurer, c'est un peu s'asseoir dans un fauteuil, prendre un peu de pain, un verre d'Anaïs, quelques cacahuètes et c'est ça se restaurer. C'est l'idée de se nourrir, de se poser. “
S’interroger permet aussi de remettre en cause la vision que l’on peut se faire du pouvoir en lui-même. Lorsqu’elle sélectionne les maestras qui participeront au concours, Clémence se concentre d’abord sur leur personnalité et leur charisme (avant leurs compétences et leur discipline), ce qu’elles dégagent dans leur allure et leur gestuelle. Des critères qui placent les femmes au même niveau que les hommes et sortent d’une vision stéréotypée et normative de la qualification.
Faire évoluer les codes virils du pouvoir
Si elle n’aime pas différencier les femmes des hommes, Clémence reconnaît que ces dernières apportent quelque chose de différent à la direction d’un orchestre. Mais au-delà de leur manière de diriger, c’est leur présence même qui révolutionne le monde de la musique. Être cheffe d’orchestre, s’octroyer et occuper cette place, c’est automatiquement faire évoluer les consciences.
“Globalement, j'ai envie de croire sans trop de difficulté que les femmes n'ont pas de difficulté à prendre une place dans la direction d'orchestre dès lors qu'on leur dit que c'est possible, dès lors qu'on a ouvert davantage, justement en créant des concours, en valorisant les femmes chefs d'orchestre. Après, elles ont des difficultés à prendre leur place dans l'aspect professionnel et c'est là où il faut vraiment les aider, les accompagner parce qu'il demeure, c'est vrai, un esprit très masculin.
Les cheffes d'orchestre ont toujours existées, mais elles ont juste été moins valorisées. C’est d’autant plus vrai que leur place questionne beaucoup plus que celle d’une femme soliste, par exemple. Comme dans le monde de l’entreprise, c’est à partir du moment où elles occupent une place de pouvoir que les boucliers se lèvent.
Comprendre les intrications entre pouvoir et vulnérabilité dans un contexte de violence
De manière purement statistique, la violence touche en grande majorité les femmes (à 80 %) et est commise principalement par des hommes (dans 96 % des cas). Des chiffres alarmants qui disent quelque chose de l’inégalité entre les sexes et de la grande vulnérabilité des femmes (et des enfants) face à la violence. Une vulnérabilité avec laquelle on ne naît pas, mais qui nous est constamment rappelée par la société, en particulier sur le plan financier.
“D'abord, très souvent, il y a cette question financière puisque beaucoup, beaucoup de femmes sont en situation financière absolument désastreuse. Ce qui est une double peine puisque cela s'ajoute aux autres vulnérabilités lorsqu'il s'agit de violence. Lorsqu’il faut qu’elles partent et quittent le domicile conjugal parce qu'elles sont confrontées à des violences, s'ajoutent, dans la majorité des cas, la peine de la question financière.”
La triple peine vient des défaillances dans le système judiciaire, qui peine à comprendre ces intrications entre la vulnérabilité psychique (dans les cas d’emprise) et financières. Béatrice Brugère parle de ces défaillances dans son ouvrage, Justice, la colère qui monte. À la culpabilité que l’on nous impose (de ne pas être partie, de ne pas avoir déposé plainte plus tôt) s’ajoute le stigmate qui peut toucher les femmes de pouvoir.
“Vraiment, on a du mal à croire qu'une femme indépendante, qui est libre en apparence en tout cas, puisse tomber entre les mains d'un prédateur. Quand c'est le cas, c'est vraiment la double peine pour les femmes, parce qu'en plus on leur dit : mais comment c'est possible que ça te soit arrivé à toi? Et pourtant, qui dit personne intelligente dit personne complexe, avec des porosités. Parfois, une personne intelligente peut être face à des contradictions parce qu'on ne comprend pas forcément sa propre histoire, et alors parce qu'elle est face à des contradictions ou parce qu'elle fait preuve de colère, ou qu'elle est angoissée.“
Concilier l’image de la femme de pouvoir et la femme vulnérable
Pour comprendre cette complexité, entre le pouvoir que l’on détient, et la vulnérabilité qui reste présente, il faut voir la domination au sens large. Celle des hommes sur les femmes, des adultes, sur les enfants, mais aussi des êtres humains sur la nature. Il faut aussi avoir une vision de la domination et de la manière dont elle se superpose dans les différentes sphères de notre quotidien, et notamment au travail.
On retrouve en effet cette tendance à dominer l’autre dans le monde de l’entreprise, émanant des hommes comme des femmes (qui peuvent compenser le syndrôme de l’imposteur qu’elles ressentent parfois à des postes de direction). De manière générale, ce besoin de prouver que l’on est forte et résiliente pour répondre aux critères qui sont attendus d’une personne performante sur le plan professionnel nous empêche de nous montrer vulnérable. Et nous rend encore plus vulnérable face aux personnes susceptibles d’exploiter cette faille.
Cela complique aussi notre capacité à ouvrir les yeux sur les situations de violence et d’en sortir. Il faut en effet avant toute chose casser cette image que l’on s’est construite d’une femme forte, ce qui est parfois l’étape la plus difficile.
Alors comment sortir de cette impasse et retrouver un équilibre qui nous permette d’accepter notre vulnérabilité, et donc d’être ainsi moins vulnérable. Pour Clémence, la clé est l’amour de tout. Il faut s’entourer de personnes qui nous aiment et se concentrer sur cet amour (et l'éducation dès le plus jeune âge) pour éviter que la violence ne se perpétue.
“C'est peut être utopique de penser ça, mais vraiment éduquer les garçons, les filles, et c'est vraiment pour moi la chose la plus évidente qui soit. “
Toute l'interview est à écouter sur le podcast Le Pouvoir au Féminin S2Ep2 – Clémence Guerrand, Présidente de MAWOMA – « J’adore l’idée d’être fière de soi. »
Si vous êtes victime de violence physique, psychologique ou économique au sein de votre couple ou si vous sentez qu'il y a quelque chose qui ne va pas, je vous invite à appeler le 39 19, numéro d'écoute pour les violences conjugales. Comme vous pouvez l’avoir lu dans cet article, cela peut arriver à tout le monde et nous avons tous le droit d'être vulnérable. Le plus important, c'est d'en sortir.
Commentaires